Correspondance économique - Date de parution : 18/02/2025
L'inspecteur général des finances honoraires Jean-Pascal BEAUFRET, dont les travaux ont notamment inspiré le Premier ministre François BAYROU dans sa déclaration de politique générale, a récemment publié une note relative au financement des retraites à l'attention du Premier président de la Cour des Comptes Pierre MOSCOVICI (cf. notre rubrique "A lire"). Alors que la Cour des Comptes rendra publiques demain les conclusions de sa mission flash sur le sujet, nous publions ci-dessous la lettre que M. BEAUFRET a écrit à M. MOSCOVICI, ainsi que ses dix recommandations "pour une meilleure transparence des comptes rendus financiers" qu'il réclame de ses vœux.
"Monsieur le Premier président,
Il n'est pas possible que le périmètre des retraites obligatoires, le quart des dépenses publiques, ne contribue pas à une part très significative du déficit des administrations publiques en France.
Le principe de financement de la protection sociale en France, souvent rappelé par la Cour, reste qu'elle doit être couverte à 100 % par des prélèvements obligatoires affectés et concomitants (cotisations et impôts), à défaut de quoi la solidarité des régimes par répartition, prélèvements sur l'activité pour financer l'inactivité et les risques sociaux, reporte sur les générations futures les charges de l'entretien des bénéficiaires actuels. Lorsque ces charges excèdent les prélèvements obligatoires affectés, ce qui arrive souvent en matière de couverture maladie et chômage depuis plus de trente ans, au moins le besoin de financement est-il couvert par un endettement spécifiquement identifié, au remboursement duquel sont affectés des impôts.
Tel n'est pas le cas pour la protection sociale vieillesse. Les dépenses de retraites ne sont en effet couvertes, année après année, qu'à 80 % par des prélèvements obligatoires affectés, le reste étant pris en charge par des concours de l'Etat ou d'administrations tierces, elles-mêmes généralement déficitaires ou déjà lourdement endettées. Les concours qui équilibrent les retraites, appelés de manière simplificatrice dans la note ci-jointe des subventions, ne sont pas des prélèvements obligatoires.
Pour équilibrer les charges des régimes, il faudrait augmenter à 38 % le taux de cotisations légal actuel de 28 %, qui marque la limite haute des taux appliqués aux autres actifs français hors fonctionnaires, déjà parmi les plus élevés de l'Union européenne et que l'Etat allège d'ailleurs à 25 % par les dispositifs d'aide à l'emploi en le considérant comme trop élevé. Alternativement, l'Etat devrait transférer 81mds d'euros de nouveaux impôts soit 84 % de la TVA qu'il reçoit, s'ajoutant aux 57 mds d'euros d'impôts déjà transférés, pour équilibrer les charges de pensions.
En ce qui concerne les comptes actuels, la convention utilisée par le conseil d'orientation des retraites pour présenter un solde quasi équilibré du périmètre, au nom du fait que l'Etat "pourrait", à déficit d'ensemble constant, transférer plus d'impôts, n'est manifestement pas pertinente pour le passé puisque l'Etat ne l'a pas fait. On ne voit pas d'ailleurs comment des comptes passés d'institutions pourraient dépendre d'une convention de financement et non pas uniquement de leurs flux de charges et de produits.
Et pour l'avenir, on se réfère à un scénario d'affectation d'impôts qui a peu de chance de se produire.
Il n'est pas possible que le périmètre des retraites soit équilibré, dès lors que 25 % des prestations sont versées par des régimes qui ont déjà moins d'un cotisant pour un retraité 2 sans que ne joue de véritable compensation de la part des autres. Et 30 % desprestations seulement sont versées par des régimes équilibrés par les prélèvements obligatoires qui leur sont affectés (régimes complémentaires des salariés privés, des contractuels publics, des indépendants ainsi que les régimes des professions libérales)
Toute l'information pour démontrer cette situation existe dans un rapport public. Il n'y a donc pas de déficit caché des retraites. Mais il reste difficile de percevoir le besoin de financement réel, attribuable en totalité aux retraites, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, il n'y a pas de compte global consolidé, exhaustif et rigoureux, audité par la Cour, de l'ensemble du périmètre, classant les ressources de manière claire et sous une terminologie compréhensible pour un public non averti, en se référant aux détails par régime. C'est ce que reconstitue la note ci-jointe, de manière approchée.
Mais surtout, on ne voit pas le besoin de financement des retraites pour trois autres raisons résultant non pas des textes d'organisation des finances publiques de 1995, 2001, 2005 ou 2006 mais des choix anciens et concrets de présentation qui ont été faits pour les appliquer. Sans modifier les textes, il serait possible de les assortir de modalités de comptabilisation, d'analyses et de commentaires qui en expliqueraient la portée dans le référentiel communément utilisé pour décrire les finances publiques, celui de la comptabilité nationale.
D'abord, ce n'est pas une présentation réaliste de dire que les employeurs publics calculent ou versent et comptabilisent dans leurs charges de personnel, des contributions, cotisations imputées ou cotisations aux deux régimes spéciaux de Sécurité sociale des fonctionnaires, de l'ordre de 100 % ou 50 % des traitements bruts, alors que tous les autres actifs français cotisent à 28 % (25 % après allègements). Cette présentation des comptes surcharge très sensiblement le coût des fonctionnaires actifs, qui, pour l'Etat, reviennent à 50 % de plus par employé que le coût tout compris d'un salarié en moyenne en France.
L'ampleur des contributions d'équilibre ou cotisations employeurs des trois types d'employeurs aux deux régimes de la fonction publique, de 73mds d'euros en 2024, imposerait de scinder dans leurs comptes la part, au taux légal plafond des autres salariés que celles-ci comprennent (approximativement 20 mds d'euros) et la part de subventions toutes justifiées qui s'y ajoutent, soit 53 mds d'euros en 2024. Ceci changerait beaucoup la présentation des comptes publics en réduisant significativement l'effet d'éviction actuel de ces contributions sur les autres interventions de l'Etat, ministère par ministère et en permettant d'expliquer ouvertement les causes légitimes et anciennes du besoin de financement de ces régimes, ce qui n'est jamais précisément fait pour celui des pensions civiles et militaires de retraites de l'Etat. L'agrégat du PIB et l'indicateur de la dépense publique seraient substantiellement modifiés. Le solde de la Sécurité sociale, tel que défini par la loi organique ne serait pas modifié mais la contribution réelle de la branche vieillesse de la Sécurité sociale au déficit d'ensemble des administrations publiques, qui comprend ces régimes spéciaux de Sécurité sociale, pourrait faire l'objet d'un commentaire reliant plus directement le solde de la Sécurité sociale à celui de l'ensemble des administrations publiques.
Je vous avais écrit en novembre 2020 pour vous suggérer de recommander cette distinction qui ne serait pas contraire à la loi d'organisation des lois de finances de 2001 ou à la loi de finances de 2006 qui définissent le compte d'affectation spéciale Pensions de l'Etat. Les deux présidents de chambre concernés n'avaient pas donné de suite à cette proposition.
Dans la même ligne et comme il est fait souvent sur d'autres sujets, rien n'empêcherait d'ajouter à la LFSS, un commentaire montrant que les soldes des régimes obligatoires de base de la Sécurité sociale sont affectés de flux avec l'Etat et entre branches de la protection sociale très importants (8 % des masses hors contributions d'équilibre des employeurs publics aux régimes de retraites de fonctionnaires) qui modifient les soldes de chaque branche parfois dans des proportions considérables (famille, autonomie en particulier et à un moindre degré maladie). Ce commentaire corrigerait les soldes en montrant, avant transferts avec l'Etat et entre branches, la contribution réelle de chacune d'entre elles au déficit consolidé des administrations publiques en comptabilité nationale.
A défaut d'une consolidation des comptabilités générales des administrations auditées par la Cour, cette approche fournirait le lien indispensable entre les comptabilités auditées des institutions sociales et les déficits publics d'ensemble. Une telle approche ne serait pas interdite par les lois organiques en vigueur.
Enfin, le Parlement vote dans les articles liminaires des LFI, des LFSS et dans les lois de programmation des finances publiques une répartition des soldes entre les trois sous-secteurs des administrations publiques (central, local, Sécurité sociale) qui attribue tous les déficits, à l'Etat au niveau central, alors que celui-ci ne mandate que 38 % de toutes les dépenses (y compris les transferts). Le secteur social, qui prend en charge 43 % des dépenses est présenté en excédents très régulièrement c'est-à-dire qu'il contribue officiellement à diminuer la dette publique.
Les transferts et les classements qui sont à l'origine de ce résultat irréaliste, mériteraient d'être assortis d'un commentaire pour le Parlement modifiant le positionnement de la Cades et du régime des pensions civiles et militaires de l'Etat, régime spécial de Sécurité sociale et donc légitime à figurer dans les administrations de Sécurité sociale comme si celui-ci était géré par une caisse de Sécurité sociale séparée, comme le prévoyait le projet de loi sur le système universel de retraites, voté en première lecture en février 2020. Les administrations de Sécurité sociale seraient à l'origine de déficits publics de -2,5 % du PIB beaucoup plus conformes à leur poids dans la dépense et à la répartition des recettes publiques entre les administrations. Cet indicateur de l'origine des déficits publics serait de nature à informer beaucoup plus complètement le Parlement sur les défis de redressement de la trajectoire des finances publiques.
L'opinion n'a donc pas été informée de la situation financière actuelle de la protection vieillesse. Les débats nourris sur les hypothèses de son évolution dans le futur ont éclipsé l'établissement de son impact actuel, beaucoup plus important, sur la dette publique. J'ajoute enfin un point sur l'information fournie sur la partie non contributive ou distributive, dite de solidarité, incorporée aux dépenses de retraites, sur laquelle l'opinion publique reste peu informée, bien que 94 % des retraités soient concernés à au moins un titre, par les six grands types de dispositifs légaux existants. Celle-ci, financée en tout ou en partie, par une fraction des 139 mds d'euros de ressources des administrations qui s'ajoutent en 2024 aux cotisations pour financer les retraites, représenterait entre 58 mds d'euros (acception stricte) et 81 mds d'euros en 2024 (acception large). Mais ces dépenses ne sont ni comptabilisées en charge des régimes, ni publiées de manière estimative par les caisses de retraites, ni fréquemment estimées sur des bases statistiques et pratiquement jamais revues par le Parlement, notamment à l'occasion des lois de financement de la Sécurité sociale ou des lois de finances (pour la partie couverte par les contributions d'équilibre de l'Etat et de ses opérateurs).
Tout se passe comme si les discussions sur les retraites, qui se concentrent généralement sur des mesures d'âge, se bornaient à ajouter à la législation en vigueur des dispositions plus favorables sans jamais se pencher sur les avantages existants. A cet égard, il semble que l'opinion n'ait pas été informée réellement du caractère en moyenne généreux du niveau de prestations, indépendamment de la durée plus longue à la retraite, qui caractérise le système français dans les comparaisons internationales, peu sollicitées dans les études d'impact des réformes récentes.
Tout concourt à dire qu'une transparence accrue sur la situation financière actuelle, et pas seulement future, et que des compléments d'information sur le niveau des prestations auraient pu modifier significativement la perception des réformes au Parlement comme dans l'opinion.
Par cette lettre, je sollicite l'indulgence de la Cour sur les inexactitudes qui pourraient subsister dans les analyses de la note, que je lui transmets, ainsi que sa capacité critique et d'ajustement à l'analyse développée. Celle-ci, compatible avec les textes d'organisation des finances publiques, est cependant différente des approches anciennes et habituelles de présentation des comptes mais cohérente avec les déficits d'ensemble consolidés transmis à l'Union européenne. Je serais heureux si les dix recommandations présentées y trouvaient un écho à la suite de la mission flash. (...)
Les 10 suggestions pour une meilleure transparence des comptes rendus financiers
• Suggestion 1 : délimiter un domaine spécifique des unités institutionnelles retraites dans les comptes de la nation ;
• Suggestion 2 : en parallèle au solde conventionnel actuel, publier aussi un solde dans le rapport du COR, montrant le besoin de financement du système avant subventions ;
• Suggestion 3 : publier dès le rapport de mai à la CCSS une agrégation de tout le périmètre des retraites de base et complémentaire ;
• Suggestion 4 : scinder dans le CAS pension la part cotisation employeur et la part subvention,comptabiliser la première seulement en charges de personnel et la seconde dans la mission régimes
sociaux et de retraites. Faire de même dans les comptes des opérateurs et des employeurs locaux ou hospitaliers. En tirer les conséquences dans le référentiel des comptes de la nation
(rémunération ou transfert). Dans un premier temps, fournir l'information sur base statistique ;
• Suggestion 5 : mesurer la subvention implicite au régime général des salariés privés (base et complémentaire) du fait du changement de statut des personnels de France Télécom-Orange et La Poste non compensé à l'Etat ;
• Suggestion 6 : en marge du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), fournir des comptes de chacune des branches de la Sécurité sociale avant transferts en dépenses et en
recettes pour déterminer la contribution effective de chacune d'entre elles au déficit des administrations consolidées ;
• Suggestion 7 : modifier la présentation des articles liminaires des lois de financement et le périmètre des sous-secteurs dans les lois de programmation ;
• Suggestion 8 : publier un tableau des besoins de financement par grand régime avant subventions ;
• Suggestion 9 : comptabiliser ou si ce n'est pas possible estimer et publier par régime les avantages distributifs intégrés aux prestations de retraites et procéder à des revues régulières de ces
avantages à l'occasion des lois de financement ;
• Suggestion 10 : associer à la publication des compte rendus financiers des retraites et à leur communication par le gouvernement, un niveau expertisé des prestations comparées avec les pays
de même niveau de développement, sur le modèle des statistiques publiées par exemple par l'OCDE (étude tous les deux ans appelée Pensions at a Glance)."